Mgr Nicodème Barrigah, ancien président de la Commission Vérité, Justice et Réconciliation (CVJR) a accordé une interview au journal « La Croix » (en France). Selon le Prélat, « certaines parties du texte ont été modifiées par la rédaction du journal la Croix », car la « version finale de l’interview n’est pas celle publiée par ledit journal ». Voici exactement la version originale envoyée par Mgr Barrigah au Journal la Croix.
Le 3 avril 2012, la Commission vérité, justice et réconciliation du Togo (CVJR) que vous présidez a remis son rapport au président de la République du Togo. Un an après, où en est-on ?
En remettant au Président de la République le rapport de la CVJR, nous étions bien conscients que la mise en œuvre des recommandations n’allait pas être aisée au regard du contexte sociopolitique qui prévalait dans le pays. Un an après la clôture des travaux, les tensions ne se sont pas encore calmées et l’on peut avoir le sentiment que la situation n’a pas beaucoup évolué. Nous notons cependant qu’à plusieurs reprises le Gouvernement a réaffirmé son engagement à faire du processus de réconciliation une priorité de son programme et c’est dans ce but qu’il vient de publier le décret portant création du Haut Commissariat à la Réconciliation et au Renforcement de l’Unité Nationale (HCRRUN). Nous espérons à présent qu’il en fera de même, dans les prochains jours, avec le « Livre Blanc » définissant les grandes lignes de la politique du Gouvernement face aux recommandations de la CVJR. Ce sont ces deux piliers qui, à mon sens, permettront une mise en œuvre effective desdites recommandations.
Quel a été le rôle de l’Union européenne pour aider la CVJR dans son travail ? Et quel rôle joue t-elle aujourd’hui dans la mise en œuvre ?
L’implication de l’Union Européenne dans le processus de réconciliation au Togo a été décisive. Effectivement, grâce à son appui financier de 1,6 millions d’euros, les activités ont pu être menées dans un climat relativement serein. Il importe de préciser que ce soutien était également d’ordre technique et qu’au plan bilatéral certains pays de l’Union Européenne, notamment l’Allemagne et la France, ont eux aussi accompagné les travaux de la CVJR de manière efficace. A l’heure actuelle, l’Union Européenne continue de soutenir le processus à travers le « Projet d’appui à la Société Civile et à la Réconciliation Nationale au Togo » (PASCRENA)
Parmi les 68 recommandations qui couvrent toute la réforme de l’Etat quelles sont celles qui vous semblent prioritaires ?
Faisons deux observations importantes avant de répondre à cette question. Rappelons d’abord que les recommandations ne concernent pas seulement l’Etat ; elles s’adressent également à toutes les institutions et aux citoyens. Précisons ensuite que toutes les recommandations ont leur importance dans la dynamique de redressement de notre pays et de consolidation de la réconciliation. Toutefois, au regard du contexte sociopolitique actuel, je pense que les réformes politiques, institutionnelles et constitutionnelles doivent avoir une certaine priorité sur le reste, car c’est autour d’elles que se cristallisent les tensions que nous enregistrons. En s’attelant de manière décisive à ces réformes, l’Etat confirmera sa détermination et redonnera confiance aux acteurs politiques ainsi qu’aux populations.
Des mesures concrètes ont-elles été prises par le gouvernement pour faire évoluer la démocratie et refonder totalement l’Etat togolais, comme le recommandait ce rapport ?
Je suis de ceux qui pensent que des efforts réels ont été réalisés au cours de ces dernières années non seulement au plan de la réhabilitation des infrastructures, de la relance de l’économie et du respect des droits de l’homme, mais aussi à celui de la réforme des institutions et de consolidation de la démocratie. C’est dans ce cadre d’ailleurs qu’il faut situer la création du HCRRUN. Cependant, il est évident qu’un tel effort doit se poursuivre avec encore plus de détermination.
Espérez-vous toujours que ce rapport de la CVJR puisse contribuer à la réconciliation au Togo dans le contexte politique actuel ?
Je suis convaincu qu’en mettant en œuvre les recommandations que nous avons formulées, des situations pourront être redressées, le climat apaisé, l’impunité combattue et la réconciliation plus effective, même si les signaux que nous enregistrons actuellement sont plutôt préoccupants.
Selon vous, des vagues de violences, comme il y en avait eue lors de l’élection présidentielle d’avril 2005, sont-elles toujours possibles ?
Certains ingrédients que nous observons sur le plan sociopolitique font redouter ces vagues de violence : les manifestations à répétition, les grèves des syndicats, les propos belliqueux tenus dans les médias etc. Il suffit, vous le savez, d’un petit déclic pour embraser tout un pays ou le faire basculer dans l’horreur. Il est donc urgent de prendre la mesure des choses et de chercher ensemble les solutions appropriées.
Les élections législatives qui devaient avoir lieu au dernier trimestre 2012, puis au premier trimestre 2013, ont finalement été repoussées à juin ou à septembre au plus tard : pourquoi ?
Le report des élections est dû essentiellement au climat de tensions que je viens d’évoquer. Les partis politiques, organisations de défense des droits de l’Homme et organisations de la société civile regroupés au sein du « Collectif Sauvons le Togo » tout comme les partis politiques composant le Collectif « Arc-en-ciel » exigent, avant la tenue des élections législatives, qu’un dialogue inclusif soit mené non seulement sur le cadre électoral mais également sur les réformes préconisées par l’Accord Politique Global de 2006 et rappelées par la CVJR. Le Gouvernement et d’autres partis, notamment l’ « Union Pour la République » et l’ « Union des Forces du Changement » soutiennent, au contraire, que seules les législatives permettront de mettre en place le cadre approprié pour ces réformes. Pour ma part, je pense qu’un accord sur certaines questions importantes doit être trouvé dans les meilleurs délais pour éviter que ces législatives n’occasionnent d’autres violences.
De manière plus générale, depuis votre retour au Togo en 2008, comment décririez-vous l’évolution politique et économique de votre pays ?
Depuis 2008, le Togo a réalisé des avancées incontestables notamment au plan de la réhabilitation des infrastructures, de la création d’emplois, de la relance de l’économie, du respect des droits de l’homme etc. Ce sont des pas qui sont faits dans la bonne direction et nous nous en félicitons. Malheureusement, au cours de la même période, des manifestations récurrentes, des événements non élucidés, des arrestations contestées, des conflits ouverts entre partis politiques… ont constamment perturbé le climat sociopolitique du pays. De même, la lutte pour l’alternance politique s’est beaucoup radicalisée à la veille des élections législatives. En tout état de cause, je crois qu’il faut éviter deux excès : d’une part vouloir réduire tous les enjeux de notre pays à un débat politique et d’autre part chercher à esquiver les questions politiques comme si elles n’avaient aucune importance. Tous ces défis doivent être relevés ensemble. FIN