Mme Brigitte Kafui Adjamagbo-Johnson: « Nous avons l’impression que les femmes n’ont pas accès aux services juridiques et judiciaires et nous en sommes convaincues »

Le Bureau sous-régional de l’Afrique de l’ouest de WILDAF a organisé fin octobre dernier en collaboration avec le gouvernement togolais, une réunion régionale sur « l’accès des femmes aux services juridiques et judiciaires en Afrique ». A l’issue de trois jours d’intenses débats, les quelques 66 participants dont des représentants des ministères des femmes et de la justice, d’organisations de droits des femmes, venus de 26 pays d’Afrique dont le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, la Gambie, le Ghana, la Guinée, le Liberia, l’Afrique du Sud, le Kenya, la Mauritanie et le Togo, se sont séparés après l’adoption d’un « plan d’action » pour la période 2012-2020. Pour mieux cerner le bien fondé de cette rencontre, l’Agence Savoir News s’est rapprochée de Mme Brigitte Kafui Adjamagbo-Johnson, coordinatrice sous-régionale (Afrique de l’ouest) de WILDAF.

Savoir News : Pourquoi WILDAF a tenu à organiser une telle rencontre?

Mme Brigitte Kafui Adjamagbo-Johnson

: La rencontre de Lomé était indispensable, parce que la question de l’accès des femmes aux services juridiques et judiciaires est une priorité pour le Réseau qui travaille essentiellement sur les droits des femmes. Et déjà, depuis plusieurs années, nous sommes sur le terrain. Nous avons constaté qu’en Afrique, de manière générale, il y a un cadre juridique qui protège les femmes, qui leur accorde le droit. Mais quand il s’agit de l’effectivité de ces droits, il y a des problèmes. Et l’une des raisons pour lesquelles ces femmes n’arrivent pas à bénéficier effectivement de leurs droits, c’est qu’elle n’ont pas accès aux services judiciaires. Elles ont plus de mal – en tout cas que les hommes – à utiliser les opportunités qu’elles ont dans tout Etat de droit, pour saisir les juridictions et obtenir réparation lorsque leurs droits sont violés. Cette question de l’accès des femmes aux services judiciaires est liée aux services juridiques de manière générale. Parce que ce que nous avons constaté aussi, qu’elles n’ont même pas l’information sur les droits qu’elles ont. Et donc, il aurait fallu qu’on leur donne l’opportunité de connaître leurs droits. Nous avons également constaté qu’il y a un certain nombre de services juridiques dont elles peuvent bénéficier en amont ou en dehors de toute procédure judiciaire, qui pourrait les aider à régler des situations dans lesquelles leurs droits sont violés. Si par exemple, elles ont la possibilité de s’adresser à des centres qui peuvent leur donner des conseils, qui peuvent leur donner l’information juridique dont elles ont besoin, qui peuvent même leur offrir la possibilité d’une médiation entre elles et leurs adversaires ou en tout cas l’auteur de la violation de leurs droits, cela résoudrait énormément le problème de beaucoup de femmes. Or le constat fait, c’est qu’elles ont des difficultés énormes. Donc déjà en 2000, nous avions organisé une réunion conjointement avec la Banque mondiale qui à l’époque, avait fait de la question des droits des femmes, l’une de ses priorités. En plus de la Banque mondiale, il y avait d’autres partenaires dont la Commission Economique des Nations Unies pour l’Afrique. Et nous avions ensemble, arrêté un plan d’action. Plus de 10 ans après, il était opportun de voir où est-ce qu’on en est dans la mise en oeuvre de ce plan d’action, qu’est-ce qui a changé ; qu’est-ce qui reste ; Qu’est-ce qui demeure comme problème. C’est d’autant plus important que l’Union africaine a lancé l’année dernière, une décennie de la femme africaine. Et au cours de cette décennie, les Etats, les partenaires au développement, des organisations de la société civile devraient concentrer leurs efforts sur un certain nombre de thèmes jugés prioritaires pour les femmes. Et au nombre de ces thèmes, figure la question des droits de la femme et de la protection juridique. WILDAF a jugé utile – en mettant l’accent sur toutes ces considérations – d’initier une deuxième rencontre, qui elle aussi, permettra d’arriver à un plan d’action autour duquel tous les partenaires concentreraient leurs efforts tout au long de cette décennie de la femme africaine. Ce qui permettra d’évaluer à la fin, les nouveaux progrès réalisés. Et nous sommes convaincus que si nous maintenons notre détermination à nous mobiliser autour de ce plan d’action d’ici 2020, la question des droits des femmes, de l’accès effectif aux services juridiques et judiciaires, trouvera une réponse satisfaisante.

Savoir News : Avez-vous vraiment l’impression que les femmes, notamment celles de votre pays n’ont pas accès aux services juridiques et judiciaires ?

Mme Brigitte Kafui Adjamagbo-Johnson: Nous avons cette impression et nous en sommes convaincues. Et pour cela que les organisations de droits des femmes déjà au début des années 90, ont initié des actions de nature à permettre aux femmes de mieux connaître leurs droits, de nature à les aider à se servir de ce droit dans le cas concret, à travers des centres d’aide juridique qui sont mis en place. Vous savez, de par le statut social faible des femmes – c’est-à-dire le déficit dont elles souffrent en matière de scolarisation, d’éducation etc…- le contexte sociologique lui-même qui veut que les femmes restent soumises et résignées et ne s’expriment pas lorsqu’elles sont dans une situation de violation de leurs droits, fait que les femmes ne savent pas ce qu’elles doivent faire, elles ne savent à quel sein se vouer lorsqu’elles se retrouvent dans une situation où, manifestement, leurs droits sont violés.

Prenons simplement l’exemple de ces milliers de femmes qui perdent leur mari. Vous savez très bien que dans nos milieux au Togo, elles connaissent des situations de brimades de la part de la famille ou de certains membres de la famille du mari, qui se traduisent en un accaparement du bien du défunt y compris même parfois, de la pension à laquelle la femme aurait droit. Parfois, on la fait sortir de la seule maison que le défunt possédait. C’est une situation face à laquelle les femmes sont résignées. La pression sociale est telle qu’elles n’osent pas revendiquer quoi que ce soit. Et pire, dès fois, lorsqu’elles ont l’information, à cause de ces pressions et des menaces qu’elles reçoivent, elles préfèrent continuer à subir la situation dans laquelle elles se trouvent. Parfois, pour rester en vie, parce qu’elles sont convaincues que les brimades peuvent aller jusqu’à des tentatives d’atteintes à leur vie ou à la vie de leurs enfants, elles ne disent rien.

En dehors de ces considérations, beaucoup de femmes ont des difficultés pour saisir des juridictions, à cause de la complexité des procédures, mais aussi à cause de l’éloignement géographique de ces juridictions. Et ce sont des réalités que nous touchons du doigt au quotidien. Il y a aussi un aspect important : le fait que bien souvent, des femmes ont l’impression et sont convaincues que les magistrats que sont les hommes, prennent position en faveur des hommes.

Savoir News : D’autres observateurs évoquent parfois le poids de la tradition.

Mme Brigitte Kafui Adjamagbo-Johnson: Oui, il y a la tradition qui entraîne la pression sociale. De par la tradition, on ne peut pas concevoir que vous convoquiez votre conjoint, votre frère ou un membre de la famille ou du village devant un tribunal. C’est comme si vous faisiez une déclaration de guerre.

Tous ces éléments mis ensemble, font que culturellement, les femmes ne peuvent pas accéder à la justice. Elles ont recours le plus souvent, à des instances traditionnelles de règlement des conflits. Mais le problème qui se pose au niveau de ces instances, c’est qu’elles tranchent les conflits en s’appuyant sur des coutumes qui, de manière générale, ne sont pas favorables à des relations égalitaires entre homme et femme. Vous voyez bien que le problème est complexe. Il y a encore une multiplicité de facteurs qui font qu’il était intéressant, opportun de s’asseoir et de réfléchir à cette question pour trouver des solutions appropries.

Savoir News : La rencontre de Lomé a accouché d’un « plan d’action » pour la période 2012-2020. Quelles sont les grandes lignes de ce document ?

Mme Brigitte Kafui Adjamagbo-Johnson: C’est une réunion qui a été très fructueuses, très utiles. Les débats ont été houleux sur un certains nombre de points dont celui relatif aux stratégies en particulier à prévoir pour les instances traditionnelles de règlement des conflits et les normes coutumières, pour faire en sorte que ces normes soient favorables aux femmes. Quand il a été question de l’usage que les femmes pourraient faire des recours régionaux et internationaux, des participants ont estimé qu’il fallait éviter que les femmes en fassent un usage abusif au détriment des juridictions étatiques. Les débats ont été aussi houleux lorsqu’on a parlé la question de partialité des magistrats et leur tendance à la corruption (parce que des magistrats étaient également dans la salle). Vous savez, dans des conflits où sont impliqués une femme et son conjoint, c’est souvent fréquent d’entendre les conjoints dire aux femmes: tu sais ce que j’ai déjà donné au juge. Mais, nous sommes arrivés quand même à nous entendre sur un minimum d’actions à mener. Et la première des actions concerne la nécessité au niveau des ministères de la justice dans chaque pays, d’adopter une politique sectorielle Genre, dans laquelle, on identifierait un ensemble d’actions et de stratégies cohérentes qui permettraient d’apporter des solutions idoines aux problèmes complexes qui nous préoccupent, afin d’éviter de mener des actions au coup par coup.

Ensuite, l’un des axes prioritaires de ce plan d’actions concernait la question principale de l’accès au système formel, au système judiciaire étatique. Et là, parmi les actions retenues, il y a la nécessité du renforcement des capacités des magistrats, des auxiliaires de justices, la police judiciaire, de manière à ce que tous ces acteurs soient plus aptes à protéger les droits des femmes dans les traitements des cas qui leur seront soumis. Il y a eu également comme action, la nécessité d’intégrer désormais dans les curriculas de formation de tous ces acteurs, des modules sur la question des droits des femmes, sur le Genre pour rendre la nouvelle génération d’acteurs, plus aptes à maîtriser la question des droits des femmes. En plus, un recyclage systématique de ceux qui sont déjà en fonction. Il y a aussi, l’épineuse question de l’aide juridictionnelle aux démunis parmi lesquels se trouvent des femmes.

Une autre action prévue, concerne l’engagement des Etats à rendre opérationnel, des Fonds d’aide juridictionnelle auxquels les femmes peuvent accéder. Il s’agira de mettre en place, un Fonds, non pas uniquement pour les femmes, mais faire en sorte que dans les critères qui auront été définis pour accéder à ces Fonds, que les femmes puissent se retrouver et puissent bénéficier autant que les hommes.

Les participants se sont également mis d’accord sur la décentralisation des juridictions, de manière à ce que ces juridictions soient géographiquement plus proches des populations. Mais en même temps que cette décentralisation, il a été prévu de s’inspirer des expériences qui existent déjà dans certains pays pour créer au niveau des ministère de la justice, des mécanismes alternatifs de règlement des conflits qui n’impliquent pas nécessairement une procédure contentieuse, mais qui permettent d’offrir des services en amont, qui évitent que les femmes soient amenées à s’adresser à la justice. Et un exemple de ce mécanisme nous a été donné à travers des Maisons de la justice qui existent déjà au Sénégal. On a parlé également de la mise en place d’unités telles que des cellules au niveau de la police. Elles sont préparées, formées pour accueillir de femmes victimes de violences, et permettent que ces femmes soient rétablies dans leurs droits.

En dehors du système formel, nous avons retenu comme axes prioritaires de ce plan d’actions, des instances traditionnelles de règlement de conflits. Et là aussi, l’une des actions sur laquelle les participants ont fortement insisté, c’est la nécessité de faire en sorte que les normes coutumières soient intégrées dans nos constitutions de telle sorte qu’on puisse les faire évoluer, de telle sorte qu’on ne puisse appliquer ces normes coutumières que dans la mesure où elles sont conformes aux politiques constitutionnelles. Un exemple nous a été donné par un participant du Lesotho et s’est en s’inspirant de cet exemple que cette recommandation a été faite. Une autre recommandation consiste à trouver une articulation entre les instances traditionnelles de règlement de conflits et le système judiciaire formel, de manière à ce qu’il y ait un meilleur contrôle de l’Etat sur le travail qui se fait au sein de ces instances traditionnelles de règlements des conflits. Mais cette action va de pair avec une autre qui consistera aussi à renforcer les capacités de ces acteurs traditionnels à travers des actions de sensibilisation et d’éducation, aux droits des femmes et au Genre, mais aussi en encourageant la collaboration entre ces instances traditionnelles de règlement des conflits et d’autres acteurs de la société civile tels que les para-juristes (comme cela se fait déjà dans certains pays).

Un des axes prioritaires a concerné aussi l’utilisation des recours régionaux et internationaux pour mieux protéger les femmes. Et parmi ces recours, nous avons identifié la Cour de justice de la CEDEAO. Nous avons identifié des recours régionaux africains tels que la Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples, qui est compétente pour recevoir des cas de violation des droits émanent des citoyens. Egalement la Commission africaine des droits de l’Homme et des peuples, qui reçoit également des plaintes et des communications émanant des individus. Mais sur le plan international, un des recours que nous avons vraiment jugé important, c’est le comité mis en place par les Nations unies pour s’assurer de la mise en oeuvre de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes.

Mais, ce n’est pas une fin en soi d’avoir un plan d’action. Nous avons mis en place, un mécanisme de suivi dont le bureau de WILDAF pour l’Afrique de l’ouest assurera le secrétariat pour faire en sorte que davantage, de partenaires se mobilisent autour de ce plan d’action et que les actions qui ont été identifiées soient effectivement mises en oeuvre. Une première évaluation est prévue en 2015 et une évaluation finale en 2020.

Savoir News : Quel message avez-vous à l’endroit des femmes togolaises et des responsables étatiques?

Mme Brigitte Kafui Adjamagbo-Johnson: C’est un message de mobilisation, un message de résilience qui suppose que nous abandonnions des attitudes de résignation pour résister face aux adversités qui nous viennent de la violation de nos droits. Il y a des opportunités énormes que nous pouvons saisir.

J’ai été principalement heureuse d’apprendre que dans notre pays, le Fonds d’aide juridictionnel qui avait été annoncé il y a quelques mois déjà, sera bientôt opérationnel. Je voudrais lancer un appel aux autorités pour que ce Fonds soit le plus rapidement opérationnel, parce que je sais que c’est la question des moyens qui arrête beaucoup de femmes qui auraient bien voulu saisir les juridictions .

C’est un message de mobilisation et de refus de la résignation pour faire en sorte que toutes les situations de violation de droits soient arrêtées. Non pas nécessairement en saisissant les juridictions, mais en agissant à amont.

Je voudrais que mes soeurs comprennent qu’on peut aussi à travers des médiations, des cadres informels, faire arrêter une violation de ses droits. Mais ce qui est essentiel, c’est de se dire non, je ne continuerai plus à subir.

Propos recueillis par Junior AUREL

Savoir News, le journalisme est notre métier

www.savoirnews.net, l’info en continu 24/24H